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La liberté d’aimer est une responsabilité

13 décembre 2020

Quelques mois après la découverte de cet arbre "rubalisé", c'est une nouvelle expérience proche de Nantes qui m'inspire l'introduction de cet article. Nous nous rendons au théâtre, un privilège en temps "de guerre". Nous sommes une trentaine, masqués, a écouter Héléna Delannoy, seule sur scène, déclamer des extraits du journal d’Etty Hillesum, Une vie bouleversée, et des Lettres de Wesborck. Je trouve la situation troublante, quels enseignements pour la situation actuelle ? Plusieurs passages me touchent, celui-ci plus particulièrement :

"Ce matin en longeant à bicyclette le Stadionkade, je m’enchantais du vaste horizon que l’on découvre aux lisières de la ville et je respirais l’air qu’on ne m’a pas encore rationné. Partout des pancartes interdisaient aux Juifs les petits chemins menant dans la nature. Mais au-dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s’étale tout entier. On ne peut rien nous faire, vraiment rien.

On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c’est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d’être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu’on nous fait subir : c’est humain et compréhensible. Et pourtant la vraie spoliation c’est nous-mêmes qui nous l’infligeons.

Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l’homme.

J’ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n’est pas grave. Il faut commencer par « prendre au sérieux son propre sérieux », le reste vient de soi-même. Travailler à soi-même, ce n’est pas faire preuve d’individualisme morbide. Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution…

Ce petit morceau d’éternité qu’on porte en soi, on peut l’épuiser en un mot aussi bien qu’en dix gros traités. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l’an de grâce 1942, en la énième année de guerre."

En rentrant, je relis quelques passages du livre. Et un message clé ressort : en ces temps particuliers, quand tout semble contraint autour de nous, la première chose à faire, le premier réflexe à avoir, c’est de travailler sur sa vie et sa liberté intérieures. Autrement dit : nous ne pouvons pas changer les choses mais nous pouvons changer la façon dont nous les percevons et l’importance que nous y attachons. Une première solution ou recommandation serait donc de prendre soin de soi-même, de s’aimer. S’aimer tels que nous sommes et prendre soin de nous. S’aimer, c’est être fier(e) de ce que êtes (votre vocation) et de ce que vous faites (votre mission). S’aimer, c’est être fier(e) de ce que vous produisez (vos activités rémunérées ou non) et de ce que vous consommez (qui vous soutenez par vos achats). S’aimer, c’est prendre soin de ses sources d’inspiration, de distraction, de loisirs.

Une deuxième solution est d’aimer l’autre et de prendre soin de lui. Aimer l’autre, c’est d'abord être humaniste. C’est considérer de façon inconditionnelle que chaque homme et chaque femme mérite une attention. Sans distinction. C’est une considération anthropologique que l'on oublie trop souvent. Même si untel ou unetelle ne semble pas « aimable » car trop loin de vos convictions, idées, avis, cultures, valeurs…il ou elle n’en demeure pas moins une personne, digne et respectable pour ce qu'elle est, et au-delà de ce qu'elle fait. Cela doit être ou redevenir un principe ancré et indéboulonnable de nos raisonnements. Nous sommes des personnes humaines avant d'être hommes ou femmes, "de gauche" ou "de droite", athées ou croyants, urbains ou ruraux, patrons ou salariés ... Nous devons raisonner par la nature humaine et non pas par opposition, auquel cas une partie se trouve forcément "discriminée". Et donc quoiqu'il arrive, nous aurons toujours cette possibilité et cette liberté d'aimer, de s'aimer soi-même et d’aimer l'autre. Ma proposition est de vous encourager à faire de cette liberté ou de cette possibilité, une responsabilité. Essayons de nous "contraindre" à l'amour avant de juger, critiquer, blâmer. D'autant plus qu'un glissement semble s'opérer entre le fait de juger, blâmer ou critiquer les personnes (ce que nous sommes) plutôt que les actes (ce qui est fait). Jusqu'à preuve du contraire, chacun peut faire des erreurs et se tromper.

 

Plus concrètement, aimer l’autre, c’est aussi être conscient(e) de son « devoir d’état ». Notre situation implique des devoirs. Celui de parent, d’enfant, de conjoint, de salarié(e). Ces « états » de vie, que nous les ayons choisis ou non, impliquent des devoirs. D'où la notion de devoir d'état. Aimer, c’est être fidèle à son état, malgré les difficultés quotidiennes. Prendre soin de nos proches est possible et souhaitable peu importe les contraintes qui s’imposent à nous. Durant le premier confinement, nous avons pu mesurer l’importance des communautés familiales et parfois professionnelles ou associatives dans lesquelles chacun est disponible pour l’autre et peut rendre service. Ces liens naturels ou choisis qui nous unissent aux autres nous rendent responsables et dépendants. Ce qui me préoccupe aujourd'hui, ce sont les cas "sans contact". Les personnes qui ne sont pas ou plus aimées et que les rubalises ont enfermé dans des addictions, des dépressions, la lassitude et la solitude. Notre responsabilité est de prendre soin de ces personnes. A vouloir se protéger des cas contact et pratiquer la bien nommée "distanciation sociale" ou chacun devient un suspect pour tous, on a créée des cas sans contact dont le nombre croissant n'est pas annoncé tous les soirs au 20h.

"Le travail, c'est l'amour en action"

Malgré les règles et les contraintes, une troisième "façon d'aimer" est d’être disponible pour aider, rendre service dans les communautés dont nous faisons partie. Ces communautés peuvent être « naturelles » comme la famille ou « choisies » comme une association, une entreprise, un club de sport…Nous pouvons décider d’y agir comme « consommateur » ou comme « serviteur », au service d’une mission, d’un projet et des personnes qui s'y trouvent. Toutes nos tâches et activités du quotidien, nous pouvons les envisager comme des actes d'amour au service des autres. Encore faut-il savoir qui vous voulez servir et pourquoi. L'idée ici est de prendre conscience de vos terrains ou espaces de libertés dans lesquels vous pouvez créer vos zones de responsabilité. Dans quels domaines, dans quelles associations, dans quelles situations, dans quelles organisations, je m'engage et j'agis en toute responsabilité ? Ce que je propose ici, c'est de choisir les rubalises que vous souhaitez poser; elles matérialiseront votre terrain de jeu, votre terrain de responsabilités, de décisions.

Après avoir poser le constat d'une restriction de nos libertés et de nos responsabilités dans un premier article, j'envisage ici une première solution à l'échelle de chacun, celle d'une conversion individuelle qui vise à être responsable. Cela ne suffira pas à gagner la guerre, nous ne sortirons pas seuls de nos camps de consommations, il faudra un cadre pour "l'après guerre", pour ne pas dire "le monde d'après". Dans un troisième article, je tenterais de décrire ce cadre dont l'objectif serait de faire de nous des "consommateurs connus", à l'instar du "soldat inconnu" qui devait bien être quelqu'un. Voila l'enjeu, comment et dans quel cadre redevenir quelqu'un après avoir été ce consommateur inconnu, masqué et individualiste de la globalisation ?

"Être homme, c'est précisément être responsable. C'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde.” ― Antoine de Saint-Exupéry