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Quelle est la place du don aujourd'hui ?

30 mars 2018

Dans cet article, je vous propose une synthèse du livre d'Olivier Masclef Penser le don avec Marcel Mauss (éditions Nouvelle Cité) disponible depuis le 15 mars 2018. Puis j'évoquerai la place du don dans le processus du leadership, notamment grâce au travaux de Benjamin Pavageau.

Sur quoi repose une société ? "Sur le mélange" répond Marcel Mauss, le don étant le principal mécanisme à l’œuvre lorsque des objets et des personnes se mélangent entre elles, créant ainsi des relations, des communautés et, par extension, une société.

Ce livre est troublant car il oblige le lecteur à faire un voyage vers le passé pour envisager le don de façon méconnue et très différente du sens qu'il a aujourd'hui. L'idée centrale est que le don est un fait social total dans les sociétés étudiées par Marcel Mauss. Cela veut dire que tout le fonctionnement d'une société, dans tous les domaines, peut être analysé et expliqué sous le prisme du don. Ainsi, dans les sociétés archaïques, le don engage à travers un triple mécanisme : Donner - Recevoir - Rendre.

Ce mécanisme est total car il inclut les personnes et les objets et les lie entre elles pour toujours.

"Dans ces sociétés : ni le clan, ni la famille ne savent ni se dissocier, ni se dissocier de leurs actes ; ni les individus eux mêmes, si influents et si conscients qu'ils soient, ne savent comprendre qu'il leur faut s'opposer les uns aux autres et qu'il faut dissocier leur actes les uns des autres. Le chef se confond avec son clan et celui-ci avec lui ; les individus ne se sentent agir que d'une seule façon" - Essai sur le don - Marcel Mauss

Ainsi l'individu ne vit que pour et par le groupe, de même les objets ne peuvent être considérés comme uniquement matériels, ils sont porteurs de beaucoup plus :

"Non seulement les bracelets et les colliers, mais même tous les bien, ornements, armes, tout ce qui appartient au partenaire est tellement animé, de sentiment tout au moins, sinon d'âme personnelle, qu'ils prennent part eux-mêmes au contrat". - Essai sur le don - Marcel Mauss

"Tout va et vient comme s'il y avait échange constant d'une matière spirituelle comprenant les choses et hommes".- Essai sur le don - Marcel Mauss

Le don est donc au cœur des mélanges inter et intra-communautaires et régit - de façon total - le fonctionnement d'une société. Mauss explique qu'il n'est donc pas du tout gratuit comme nous l'imaginons aujourd'hui. Le don est une norme qui oblige et qui attend une réponse, un retour - sous peine de sanctions pouvant aller jusqu'à la mort.

Les premiers chapitres du livre permettent de mieux comprendre cette facette inconnue du don présentée dans les ouvrages de Marcel Mauss. Les derniers chapitres évoquent l'actualité du processus de don. Deux possibilités s'offrent donc à nous : tenter de "revenir en arrière" pour retrouver cette forme entière du don, ce que prône Marcel Mauss ; ou bien penser le don et ses mécanismes autrement, pour notre temps.

Dans les sociétés archaïques le don était un fait social total car il englobait toutes les facette de la société. Aujourd'hui, ces facettes sont dissociées et cloisonnées. Politique et religieux, vie personnelle et vie professionnelle, etc. Le don ne peut donc plus être un fait social total et un "roc universel" sur lequel fonder une société.

Ce qui caractérise le don aujourd'hui, contrairement aux contrats économiques qui régissent nos sociétés marchandes, c'est qu'il peut être totalement libre et gratuit. Ainsi donner est un acte porteur de vérité et de sincérité. La question que nous devons poser est donc la suivante : quelle part peut ou doit jouer la gratuité, le don sincère dans nos sociétés marchandes d'aujourd'hui ?

L'intuition selon laquelle le don pourrait toujours être ce "roc" sur lequel bâtir une société subsiste. Il est certain que le don a (encore) un rôle à jouer. Cette sensation que nous sommes redevables existe toujours : redevables envers nos parents, envers nos proches qui nous aident, envers ce que nous avons reçu au sens large. Ainsi, le choix qui s'offre à nous est le suivant : voulons-nous vivre dans une société régit par le marchand qui pousse à l'individualisme froid et calculateur, "avec une morale de marchands" ; ou dans une société basée sur le groupe, où subsisterait une part de don libre et gratuite avec une part de solidarité et de réciprocité entre les personnes ? Ce débat semble être d'actualité, l'apport de Mauss sur le don permet d'éclairer ce questionnement. Cette deuxième piste se traduit également par la mise en place de systèmes de répartition des richesses, de solidarité.

A travers un ouvrage très pédagogique, Olivier Masclef, nous permet d'envisager le don et ses mécanismes de façon très complète. L'auteur montre également que l’œuvre de Mauss a ouvert une voie à d'autres chercheurs et penseurs dans différentes disciplines.

Le leadership est l'une de ses disciplines. La place du don dans le processus de leadership est centrale. C'est ce que montre Benjamin Pavageau dans sa thèse La logique du don dans le développement d'une identité de leader. L'idée principale que je retiens de cette thèse est que le processus de création d'un leader repose sur le don. Le don du leader en devenir auprès de ses "suiveurs". Ce don, cet engagement, du leader qui "se met en gage" étant gratuit, le leadership ne peut pas se créer, être normalisé ou institué par un échange contractuel, notamment dans un contrat de travail.

Le leadership est donc une attitude, une posture que développe une personne. Cette attitude se forge au quotidien et débute par un engagement gratuit, un don, auprès de sa communauté de suiveurs. Le processus de leadership est considéré comme réussi lorsque les suiveurs donnent en retour et en réponse au don, à l'engagement, du leader. Plus le nombre de suiveurs grandit, plus le leader se développe et son leadership avec lui. C'est un enseignement clé pour les managers qui souhaitent développer une posture de leader. Ils doivent accepter de donner, d'aider, d'accompagner gratuitement les personnes sans pouvoir mesurer et formaliser les retours attendus. Accepter que ces retours ne soient pas contractuels, c'est respecter la liberté de la personne qui va décider de s'engager et si elle le fait, la façon dont elle va donner par son travail. C'est ici que se joue la responsabilisation, l'autonomie et la créativité au sein d'une organisation. Refuser ce raisonnement c'est fixer un cadre, des règles, des normes, auxquels la personne se cantonnera à plus ou moins long terme. C'est faire de la relation contractuelle et hiérarchique, la relation principale entre les personnes. L'autorité d'un leader nait de son engagement, pas de sa position dans un organigramme.

Le leadership se travaille donc au quotidien, en développant, par de petites actions, l'habitude de donner. Le leadership s'apprend par un travail organisé sur les vertus du caractère. C'est ce que rappelle François-Xavier Bellamy dans ce texte "En l'honneur de l'honneur" écrit suite au don ultime de soi du Colonel Arnaud Beltrame.

 

C'est peut-être l'exemple parfait pour montrer que, d'une certaine façon, Mauss avait raison. Le don doit avoir une place centrale dans nos sociétés. Le don est une arme de lutte contre l'individualisme et le marchand. Le don est bien "un des rocs humains sur lesquels sont bâtis nos sociétés", celles dans lesquelles la notion de groupe et de communauté subsiste.